Clara Dupont-Monod, S'adapter

Publié le par calypso

 

C’est l’histoire d’un enfant aux yeux noirs qui flottent, et s’échappent dans le vague, un enfant toujours allongé, aux joues douces et rebondies, aux jambes translucides et veinées de bleu, au filet de voix haut, aux pieds recourbés et au palais creux, un bébé éternel, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres. C’est l’histoire de sa place dans la maison cévenole où il naît, au milieu de la nature puissante et des montagnes protectrices ; de sa place dans la fratrie et dans les enfances bouleversées. Celle de l’aîné qui fusionne avec l’enfant, qui, joue contre joue, attentionné et presque siamois, s’y attache, s’y abandonne et s’y perd. Celle de la cadette, en qui s’implante le dégoût et la colère, le rejet de l’enfant qui aspire la joie de ses parents et l’énergie de l’aîné. Celle du petit dernier qui vit dans l’ombre des fantômes familiaux tout en portant la renaissance d’un présent hors de la mémoire.

Comme dans un conte, les pierres de la cour témoignent. Comme dans les contes, la force vient des enfants, de l’amour fou de l’aîné qui protège, de la cadette révoltée qui rejettera le chagrin pour sauver la famille à la dérive. Du dernier qui saura réconcilier les histoires.

La naissance d'un enfant handicapé racontée par sa fratrie.

 

Clara Dupont-Monod a remporté la semaine dernière le prix Landerneau. Elle remporte aujourd’hui le Prix Femina. Mon avis de lectrice sera une goutte d’eau au milieu de ces récompenses et des nombreux avis élogieux qui fleurissent ça et là, mais je préfère le considérer comme une pierre de l’édifice qui permettra à ce roman de briller encore et d’atteindre le cœur de milliers d’autres lecteurs. Et de pierres, il est justement question dans S’adapter : elles sont des spectatrices discrètes et des narratrices loquaces. Elles retracent la vie d’une famille cévenole dont un des enfants est né handicapé, ou plutôt « inadapté ». À ses côtés, évolue l’aîné qui ne vit que par et pour son frère, qui l’entoure d’une chaleur bienveillante et d’un amour incommensurable, qui s’oublie dans cet altruisme fascinant. La cadette, elle, s’échappe dès qu’elle le peut, elle fuit cet être pour lequel elle n’éprouve que dégoût et détestation, elle fuit son frère aîné aussi, elle veut vivre et son énergie n’est pas compatible avec l’état végétatif de celui qui monopolise l’attention de tous. Et puis il y a ce dernier enfant, celui qui vient après, dans l’ombre de celui qu’il n’a pas connu et qu’il cherche à saisir, ce dernier enfant qui resserre, sans y penser, sans le vouloir, par sa seule présence, des liens qui s’étaient étiolés…  

Sans jamais tomber dans le pathos, Clara Dupont-Monod livre un roman lumineux qui explore avec une grande sensibilité le thème du handicap et les difficultés qui en découlent. Aucune réaction n’est valorisée ou dénoncée ; au contraire, chacune est présentée avec finesse et intelligence, sans jugement, et les émotions, analysées en profondeur, ne paraissent ni excessives ni faussées. Tout sonne vrai. La sincérité et l’humanité de l’autrice ne font aucun doute. La richesse du propos est en outre sublimée par un style poétique qui m’a littéralement subjuguée. Un magnifique roman !    

 

 

L’œuvre en quelques mots…

 

« Il écoutait. À son contact, l’aîné apprit le temps creux, l’immobile plénitude des heures. Il se coula en lui, comme lui, pour accéder à une exceptionnelle sensibilité (froissement au loin, rafraîchissement de l’air, murmure du peuplier dont les petites feuilles, retournées par le vent, brillent comme des paillettes, épaisseur d’un instant chargé d’angoisse ou rempli de joie). C’était un langage des sens, de l’infime, une science du silence, quelque chose qu’on n’enseignait nulle part ailleurs. À enfant hors norme, savoir hors norme, pensait l’aîné. Cet être n’apprendrait jamais rien et, de fait, c’est lui qui apprenait aux autres. » (p.32)

 

« Depuis, l’aîné a grandi sans se lier. Se lier, c’est trop dangereux, pense-t-il. Les gens qu’on aime peuvent disparaître si facilement. C’est un adulte qui a associé la possibilité du bonheur à celle de sa perte. Vents mauvais ou cadeaux, il ne laisse plus à la vie le bénéfice du doute. Il a perdu la paix. Il a rejoint ces êtres qui portent au cœur un instant arrêté, suspendu pour toujours. En lui quelque chose est devenu pierre, ce qui ne signifie pas insensible mais plutôt endurant, immobile, implacablement identique au gré des jours. » (p.63)

 

 

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G
Je viens de le terminer, et même si j'ai ressenti beaucoup d'empathie pour les personnages, je suis restée légèrement en extérieur. Je me demandais si le fait de ne pas avoir les prénoms des enfants, et cette écriture à la troisième personne, n'en étaient pas la cause
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C
Je comprends parfaitement. Moi, j'ai trouvé ça poétique et délicat.