Ursula K. Le Guin, Lavinia
« Comme Hélène de Sparte j’ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d’être donnée, d’être prise, en choisissant mon homme et mon destin. L’homme était illustre, le destin obscur : un bon équilibre. »
Dans l’Énéide, Virgile ne la cite qu’une fois. Jamais il ne lui donne la parole. C'est la voix de Lavinia, fille du roi du Latium, que nous fait entendre Ursula Le Guin. Les présages disent qu'elle épousera un étranger venu d'au-delà des mers et qu'ils poseront les fondations d'un grand empire à venir. Enfui de Troie mise à sac, à l'issue d'un long périple, Énée remonte enfin le Tibre...
Lavinia, notre personnage éponyme, est la fille du roi Latinus et de la reine Amata. Elle coule, auprès de ses parents et de ses amies, Maruna et Sylvia, des jours heureux : le roi a su instaurer et faire régner durablement la paix sur le Latium. Le roi aime sa fille et cherche à la rendre heureuse, son plus grand souci étant de respecter la parole des divinités. La reine, plus distante, reste marquée par le terrible drame qui eut lieu lorsque Lavinia était âgé de 6 ans : la mort de ses deux fils. A partir de ses 16 ans, la jeune fille voit défiler au palais divers prétendants qui espèrent, en demandant sa main, prendre la relève de Latinus. Turnus, le neveu d’Amata, se démarque vite des autres car il a les faveurs de la reine. Mais Lavinia ne l’entend pas ainsi. A Albunea, elle apprend de la bouche d’un spectre rencontré près de l’autel dont elle s’occupe que son père va bientôt prendre connaissance d’une prophétie : il ne devra pas marier sa fille à un époux du Latium. Lavinia apprend alors l’arrivée d’un homme prénommé Enée, venu de Troie avec son fils Ascanius… La destinée glorieuse de Lavinia ne pourra se passer de la guerre.
Lavinia est un roman vraiment très intéressant qui séduira peut-être davantage les passionnés d’histoire antique que les passionnés de fantasy. Je n’ai pas l’habitude de lire des romans qui appartiennent à ce genre et pourtant je n’ai pas été décontenancée à la lecture de Lavinia. Au contraire, je trouve que le mariage entre les deux facettes du récit est intelligemment amené : les rites, les croyances, l’importance des dieux sont autant d’éléments qui permettent de faire le lien entre l’aspect historique et le côté fantasy.
Mais c’est surtout dans la mise en place de l’histoire que l’imaginaire tient un rôle important. Ursula K. Le Guin ne se contente pas de faire revivre un personnage, mais lui donne une voix et la possibilité de reconstituer elle-même son histoire, offrant ainsi au lecteur une belle réflexion sur le personnage littéraire : « Je sais qui j’étais, je peux vous dire qui j’aurais pu être, mais je ne suis à présent que dans la ligne de ces mots que j’écris. J’ignore quelle est au juste la nature de mon existence, et je m’étonne d’écrire. » (p. 13). Délaissée par celui qu’elle nomme « le poète » - Virgile - et grande oubliée de L’Enéide, Lavinia entreprend alors de raconter son histoire depuis son enfance, et la poursuivra bien après la mort d'Enée. Cela nous permet d’avoir une présentation très complète du personnage puisqu’aucun détail n’est laissé de côté : c’est avec une grande précision que les réflexions de Lavinia sont décrites et ses émotions sondées.
La magie de ce roman consiste aussi à nous faire pénétrer dans un univers dont nous ne sortons qu’à la toute dernière page, et l’on sent que l’auteure est extrêmement à l’aise avec le sujet. C’est surtout parce que j’ai toujours aimé ce qui a trait à l’antiquité que j’ai voulu lire ce roman et je ne regrette pas une seconde mon choix !
L’œuvre en quelques mots…
« Je crois savoir pourquoi je suis venu à toi, Lavinia. Je me suis demandé… De tous deux qui peuplent mon poème, pourquoi est-ce toi qui as appelé mon esprit ? Pourquoi pas mon splendide, mon cher Enée ? Pourquoi ne puis-je le voir de mes yeux vivants comme je l’ai si souvent vu par les yeux de mon art ? »
Sa voix était vraiment très basse, comme étouffée. Je devais tendre l’oreille pour l’entendre. Et je ne comprenais pas grand-chose de ce qu’il disait.
« Parce que je l’ai vu, lui. Et pas toi. Tu n’es presque rien dans mon poème, presque personne. Une promesse non tenue. Impossible de réparer, à présent, d’emplir ton nom de vie comme je l’ai fait pour Didon. Mais elle est là, cette vie refusée, ici, en toi. Et à présent, à la fin, alors qu’il est trop tard, tu me donnes la vie qui est en toi. Ma vie. Ma terre d’Italie, mon espoir de Rome, mon espoir. » (p.79)