Leila Mottley, Arpenter la nuit

Publié le par calypso

 

Kiara, dix-sept ans, et son frère aîné Marcus vivotent dans un immeuble d'East Oakland, en Californie. Livrés à eux-mêmes, ils ont vu leur famille fracturée par la mort et par la prison. Si Marcus rêve de faire carrière dans le rap, sa sœur se démène pour trouver du travail et payer le loyer. Mais les dettes s'accumulent et l'expulsion approche.

Un soir, ce qui commence comme un malentendu avec un inconnu devient aux yeux de Kiara le seul moyen de s'en sortir. Elle décide de vendre son corps, d'arpenter la nuit. Rien ne l'a préparée à la violence de cet univers, et surtout pas la banale arrestation qui va la précipiter dans un enfer qu'elle n'aurait jamais imaginé.

 

Arpenter la nuit, c’est, pour parler de manière plus prosaïque, faire le trottoir. C’est aussi cheminer à travers les noirceurs et les rugosités de la vie. C’est ce que fait Kiara, âgée seulement de dix-sept ans. Dix-sept ans et une famille qui a déjà volé en éclats : son père est mort, sa mère est dans un centre de réinsertion, son oncle a déserté, son grand frère se laisser guider par des rêves inaccessibles et ne se donne même pas la peine de chercher du travail. Elle trouve du réconfort auprès d’Alé, son amie, chez qui elle sait pouvoir venir manger lorsque son estomac est vide, et auprès de Trévor, son petit voisin de neuf ans, complètement délaissé par une mère toxicomane, dont l’insouciance et le sourire lui donnent la force de se battre. Elle tente, tant bien que mal, de payer les factures, de régler un loyer qui ne cesse d’augmenter et d’assumer, seule, des responsabilités qui dépasseraient tout adolescent. Un jour, sans jamais l’avoir anticipé, elle se rapproche d’un homme et lui vend son corps. La rue l’absorbe, les billets tombent et, avec eux, éclatent toute la crasse et toute la perversion d’une société qui n’a pas su la protéger.

Il faut tout de suite dire qu’Arpenter la nuit est un premier roman et qu’il fait partie des titres nommés au Booker Prize 2022, cela ne peut qu’interpeller. De plus, il se dégage des presque 400 pages qui le composent une maturité hallucinante quand on sait qu’il a été écrit par Leila Mottley alors qu’elle n’était âgée que de dix-sept ans. C’est un talent brut et son style l’est : percutant, sans détour et vif. Mais il y a aussi une tonalité très poétique : Kiara, malgré ce qu’elle vit, est encore une enfant, elle en a la sensibilité, la naïveté et le charme, mais elle devient aussi une adulte, capable de se livrer à de grandes réflexions sur la vie, ce qui donne des passages d’une grande profondeur. Kiara, c’est le corps – marchandé, utilisé et meurtri – mais c’est aussi l’esprit – libre, rêveur et clairvoyant. Et c’est cette dualité qui explique le style. C’est un roman qui est très riche par les thèmes qu’il aborde (chômage, prostitution, drogue, corruption…) et très éclairant sur la société qu’il dépeint et, en particulier, sur la condition des jeunes filles noires. C’est un véritable tableau de la misère sociale. Je le recommande chaudement, ne serait-ce que pour donner un coup de pouce à cette jeune écrivaine prometteuse.

 

 

L’œuvre en quelques mots…

 

« Camila m’a prise par la main en faisant attention à ne pas m’écorcher la peau avec ses faux ongles en acrylique. Elle nous a appelé une voiture et elle a dit qu’elle me déposerait en allant chez son client. Une fois à bord, elle m’a expliqué ce que je devais faire pour devenir comme elle, où aller, à quelle heure, comment m’habiller, et je me suis dit qu’après tout c’est peut-être là que finissent toutes les filles au bout du rouleau. C’est peut-être là que je trouverais mon fredonnement à moi, là où je pourrais faire résonner mon corps aussi fort que celui de maman. » (p.69)

 

« Quoi qu’ait fait notre père, je n’aurais jamais pu le détester. Quand il est mort, j’ai cru que c’était parce que je ne lui en avais pas assez voulu, parce que je n’avais pas joué le jeu du karma comme Marcus, et j’ai pensé que si j’avais fait comme lui, le monde n’aurait pas eu à tuer papa pour préserver l’équilibre entre le bien et le mal. Ça, c’était avant que j’apprenne que la vie n’a jamais besoin d’excuse pour faire ce genre de chose ; parfois les pères disparaissent et parfois les petites filles ne survivent pas jusqu’à leur prochain anniversaire et les mères oublient d’être mères. » (p.121)

 

« Je crois que ce jour pourrait être celui que j’attendais. Le jour où mon frère va décider de redresser la tête et de réapprendre à tenir plus ou moins le coup dans cette vie. Le jour où il va poser sa tête sur mes genoux et me laisser le bercer. Il pourrait même me prendre la main ou me demander pourquoi j’ai des bleus en travers de la poitrine. Il y a des moments comme ça où j’ai l’impression d’être coincée entre la mère et l’enfance. Où j’ai l’impression d’être nulle part. » (p.169)

 

 

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