Sorj Chalandon, Enfant de salaud

Publié le par calypso

 

Un jour, grand-père m'a dit que j'étais un enfant de salaud.

Oui, je suis un enfant de salaud. Mais pas à cause de tes guerres en désordre papa, de tes bottes allemandes, de ton orgueil, de cette folie qui t a accompagné partout. Ce n'est pas ça, un salaud. Ni à cause des rôles que tu as endossés : SS de pacotille, patriote d'occasion, résistant de composition, qui a sauvé des Français pour recueillir leurs applaudissements. La saloperie n'a aucun rapport avec la lâcheté ou la bravoure.

Non. Le salaud, c'est l'homme qui a jeté son fils dans la vie comme dans la boue. Sans trace, sans repère, sans lumière, sans la moindre vérité. Qui a traversé la guerre en refermant chaque porte derrière lui. Qui s'est fourvoyé dans tous les pièges en se croyant plus fort que tous : les nazis qui l'ont interrogé, les partisans qui l'ont soupçonné, les Américains, les policiers français, les juges professionnels, les jurés populaires. Qui les a étourdis de mots, de dates, de faits, en brouillant chaque piste, Qui a passé sa guerre puis sa paix, puis sa vie entière à tricher et à éviter les questions des autres. Puis les miennes.

Le salaud, c'est le père qui m'a trahi.

 

Concrètement, jusque là,  je n’avais lu de Sorj Chalandon qu’Une promesse qui ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. J’ai pourtant Le Quatrième mur à portée de main et depuis longtemps envie de découvrir au moins deux autres de ses œuvres. C’est ma participation au Prix Landerneau 2021 qui m’a menée à la lecture d’Enfant de salaud et je dois dire que je suis vraiment très heureuse et reconnaissante d’avoir pu découvrir ce roman qui me fait entrer de plain-pied dans une des thématiques obsédantes de l’auteur, la mythomanie de son « salaud » de père. En nous proposant ce nouveau roman, Sorj Chalandon nous offre le témoignage émouvant d’un fils qui a vu l’image de son père se ternir pour devenir, à la fin, tout à fait abjecte. Ce père, qui a revêtu l’uniforme des soldats allemands pendant la guerre, qui a été condamné en 1945 à cinq ans d’emprisonnement, qui a su faire preuve d’opportunisme à plusieurs reprises dans une période sombre, ce père enfin – et surtout – qui s’est tu, ou plutôt qui a trop parlé mais pour présenter une fable cachant une réalité pitoyable et nauséeuse. Mais cette image du père détesté, ou plutôt détestable, ne nous est pas présentée avec la fougue et la colère auxquelles on pourrait s’attendre. Elle est, au contraire, présentée de manière très posée, analytique. En effet, le journaliste et le fils semblent parfois se dissocier. Le journaliste relate un procès de grande ampleur auquel il a assisté en 1987, celui de Klaus Barbie, « le boucher de Lyon », accusé notamment d’avoir orchestré la rafle des enfants d’Izieu et organisé le dernier convoi pour Auschwitz. Et dans la salle d’audience, se joue un autre procès, celui d’un père soupçonné puis accusé à raison par son fils d’avoir été un traître à la nation. L’intelligence qu’a eue Sorj Chalandon de déplacer chronologiquement les révélations successives sur son père est à souligner. Car la vérité, il ne l’a connue qu’en 2020, alors que son père était déjà décédé, et ce roman est le dialogue qu’il n’aura jamais pu avoir avec ce dernier. Brillant. À cette rigueur journalistique évoquée précédemment se superpose régulièrement la douleur filiale et c’est ce qui m’a infiniment touchée. Ce roman n’est pas simplement un discours accusateur ou un cri de colère, c’est, je crois, un aveu d’amour pour ce père à qui il ne sera justement plus possible de faire reconnaître les faits, et la délicatesse et la tendresse qui émergent de certains passages en sont la preuve. La fin est sublime. C’est une main tendue et un au revoir. Une libération.

 

 

L’œuvre en quelques mots…

 

« J'ai posé mes fleurs là, au bord de la route, sur cette tombe qui ne se doutait pas.

Je me suis retourné une dernière fois. La lumière était trop belle.

C'était là.

Et j'avais rêvé que tu y sois avec moi, papa.

Pas pour te coincer dans un coin du grand réfectoire, te faire dire la vérité ou t'obliger à regretter ce que tu avais fait. Pour remonter la route à tes côtés. Pour conduire ta main près de la mienne, sur la margelle de la fontaine. » (p.28-29)

 

« "Je suis un soldat et non un romancier." Il m'épiait. Il a haussé les sourcils, levé la tête comme on pose une question. Mon père et son histoire, rassemblés dans une même salle, en secret. Sa vie de mensonges et sa guerre pour de vrai. Son regard, sa lettre, je passais de l'un à l'autre jusqu'au vertige. Je venais de faire entrer le procès de mon père dans la salle d'audience qui jugeait Klaus Barbie. La petite histoire et la grande rassemblées. » (p.154-155)

 

« Le salaud, c’est le père qui m’a trahi.

Tu as essayé de m’éblouir alors que tu m’aveuglais. Tu voulais quoi ? Que je t’aime plus grand encore ? Dans ma chambre d’enfant, au lieu de t’inventer ami de Jean Moulin, poseur de bombe contre un cinéma allemand, au lieu de te rêver Belmondo à Zuydcoote, j’aurais tellement voulu que tu me racontes le 5e régiment d’infanterie, tes désertions, le NSKK, la Résistance dans le Nord, les Rangers de Fra West. Tu m’aurais avoué tout ça, le soir, en confident secret. Peut-être n’aurais-je rien compris, mais tu m’aurais parlé, enfin. » (p.260-261)

 

 

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