Tash Aw, La Carte du monde invisible
Indonésie, 1960. Quand son père adoptif est enlevé par les soldats de Soekarno dans le cadre des purges anticolonialistes, Adam entreprend de partir à sa recherche. À seize ans, il a été abandonné à deux reprises déjà : par sa mère, dans la petite enfance, puis par un frère aîné qui lui a été arraché au temps de l'orphelinat et dont le souvenir le hante. Guidé par quelques vieilles photos et d'anciennes lettres d'une dénommée Margaret, amour de jeunesse de son père adoptif, il quitte la petite île de Nusa Perdo pour rejoindre Jakarta, où règne un climat fébrile...
Au sein d'un contexte politique mouvementé - la fameuse «Année de tous les dangers» indonésienne -, l'histoire de quête familiale et de quête identitaire que Tash Aw nous conte avec un intense suspense psychologique sait faire la part belle à la poésie des lieux. L'île imaginaire de Nusa Perdo, les bien réelles villes de Jakarta et Kuala Lumpur ne sont pas de simples décors. Aussi marquées par le passé et incertaines de l'avenir que les acteurs du roman, elles conduisent le lecteur, curieux et ému, à explorer les captivants tréfonds de ce monde invisible.
Le roman de Tash Aw promène le lecteur dans l’Indonésie des années 60. Le colonialisme a laissé des traces et les rancœurs se font tenaces. Les riches étrangers ne sont plus les bienvenus et les groupes extrémistes multiplient leurs actions. C’est dans ce contexte politique fortement agité que Karl de Willigen, d’origine hollandaise, est enlevé. Son fils adoptif, Adam, va tout faire pour le retrouver, aidé de Margaret, enseignante américaine et vieille connaissance de Karl. Dans sa lutte pour retrouver celui qui l’a élevé, Adam comprendra à quel point cet homme qui a mis du temps à l’apprivoiser compte pour lui et tentera de reconstituer son passé et de mieux appréhender le présent.
La Carte du monde invisible est un roman dans lequel l’histoire tient un rôle majeur. Pour autant, les données historiques n’étouffent pas le récit. Il n’est toutefois pas toujours évident de comprendre les subtilités d’une période politique si elle est mal maîtrisée au départ. Il est vrai que je ne suis pas très au point sur l’histoire de l’Indonésie et j’ai rencontré quelques difficultés à ce sujet lors de ma lecture. Ce que j’ai en revanche beaucoup apprécié c’est le thème du souvenir. Thème essentiel historiquement parlant, mais aussi émotionnellement car notre jeune héros Adam est en perpétuelle lutte contre sa mémoire. Il n’a en effet aucun souvenir de son passage à l’orphelinat : « La vie d’Adam avait commencé à prendre une forme plus nette le jour où Karl l’avait ramené de l’orphelinat. » (p.18) De fait, il ne parvient pas à se souvenir de Johan, son frère, et en souffre infiniment. Les passages où Adam se souvient de son arrivée chez Karl et où le narrateur nous décrit leur acceptation progressive sont ceux qui m’ont le plus plu et le plus touchée. Mais Adam n’est pas le seul à se remémorer son passé : Margaret et Johan nous font partager eux aussi leurs souvenirs. Avec Margaret, nous en apprenons plus sur ce qui la lie à Karl et ses réflexions sur le sentiment amoureux sont fort intéressantes. Avec Johan, nous reconstituons le puzzle qu’Adam peine à assembler et nous comprenons pourquoi les deux frères ont été séparés. Cela est possible grâce à la construction narrative du roman : le narrateur joue sans cesse avec les points de vue, technique particulièrement intéressante mais qui rend aussi difficile l’attachement du lecteur envers l’un ou l’autre des personnages. C’est sans doute ce que je retiendrai de ce texte : un roman dense, bien écrit, une histoire maîtrisée qui pose de manière intelligente la question de l’identité, mais une histoire que le lecteur observe plus qu’il ne la vit.
L’œuvre en quelques mots…
« Adam, qui est venu vivre dans cette maison à l’âge de cinq ans avec Karl, en a seize aujourd’hui. Et il ne lui reste aucun souvenir de sa vie avant son arrivée ici.
Parfois la nuit il se réveille en sursaut, avec la désagréable sensation de contempler un vide gigantesque, un trou qui ressemble à un vaste gouffre sans fond, prêt à l’engloutir. Cette peur d’être aspiré par le néant agit sur lui comme un électrochoc, le tirant de son sommeil. Impossible, pour lui, de se remémorer des scènes de son enfance, pas même quand il ferme les yeux et essaie de les recréer dans son esprit. C’est dans ce laps de temps, entre la veille et le sommeil, une fois la tête posée sur l’oreiller, qu’il laisse vaguer son esprit, dans l’espoir que cette, enfin, sa vie passée jaillira par les brèches de sa mémoire, pour remplir ses rêves, telle une crue chaude aux flots tourbillonnants, chargés de souvenirs. Mais cette illumination ne se produit jamais, et ses nuits demeurent comme un tableau noir sur lequel on aurait tout effacé. » (p.16)