Isabelle Monnin, Les vies extraordinaires d'Eugène
Ce livre a été chroniqué dans le cadre d’un partenariat avec le site Chroniquesdelarentréelittéraire.com et dans le cadre de l’organisation du Grand Prix Littéraire du Web Cultura.
On sait peu de choses d’elle. Pas son prénom. Juste qu’elle a décidé de ne plus parler, « puisqu’il n’y a plus rien à dire », qu’elle coud le même modèle de pantalon en velours rouge dans toutes les tailles, de 6 mois à 102 ans, qu’elle surnomme ses parents Lucha mama et Dalaï papa et qu’autrefois elle imitait Bourvil pour le faire rire. De lui, on sait qu’il prépare le marathon de New York, qu’il est historien et qu’il s’est donné une mission : pour que sa compagne retrouve la parole, il doit faire le récit de l’histoire d’Eugène. Eugène est leur fils. Il est mort à l’âge de six jours. Mais comment raconter une si courte vie ? A-t-il existé, lui qui n’a pas vécu ? Le père d’Eugène n’a pas d’imagination mais de la méthode. Il se lance dans une enquête. La traque pragmatique de ce qu’aurait dû être la vie d’Eugène. Il cherche ses « aurait dû » partout. Jusqu’à la crèche qu’il aurait dû fréquenter où il dérobe la liste des enfants qui auraient dû devenir les copains de son fils. Le voilà qui espionne, sur Internet ou dans les rues d’un quartier populaire de Paris, les familles de ces petits. Pendant une année, il tient le journal de cette enquête. Et il s’entraîne pour le marathon sur un tapis de course installé dans leur appartement. Pendant qu’il court, la mère d’Eugène glisse des morceaux de velours rouge dans sa machine à coudre et se raconte en silence les vies héroïques de son glorieux fils. Livre de deuil, Les Vies extraordinaires d’Eugène est le récit de l’absurdité et de la puissance de la vie.
Lorsqu’Ulike a annoncé il y a quelques semaines le grand retour des Chroniques de la rentrée littéraire et nous a fait parvenir une première liste de livres, j’ai survolé les résumés et trois titres ont retenu mon attention. Parmi ceux-là, se trouvait un roman d’environ 230 pages intitulé Les vies extraordinaires d’Eugène. Comme le titre me plaisait beaucoup, j’ai lu plus attentivement la présentation de l’éditeur et la curiosité l’a emporté.
Je l’ai reçu. J’ai observé la froide couverture et j’ai appris qu’il s’agissait là d’un premier roman. J’ai médité quelques instants sur la citation au dos du livre « Les vies imaginaires ne sont pas toujours les moins raisonnables ». Enfin, je l’ai ouvert, j’ai tourné les quelques pages qui me séparaient des premières lignes. Lorsque je l’ai refermé, peu après – j’ai en effet dévoré ce roman-, j’ai pris conscience que j’avais entre les mains un des plus beaux livres qu’il m’ait été donné de lire.
Je sais que certains d’entre vous ne sont pas adeptes des témoignages, mais ce livre n’en est pas un. C’est bel et bien une fiction qui aborde le douloureux thème de la perte d’un enfant et ce, avec une extrême délicatesse. L’histoire n’en est pas moins touchante. Isabelle Monnin a imaginé la vie d’un couple après la perte de leur enfant et, pour raconter cette épreuve, elle a donné la parole au papa, choix que j’ai trouvé particulièrement intéressant.
Mais reprenons depuis le début. Né prématurément le 17 novembre 2007, le petit Eugène décède 6 jours plus tard, le 23 novembre 2007, d’une infection. Un staphylocoque doré attrapé au service de réanimation aura raison du petit être déjà affaibli. Ses parents n’auront jamais pu entendre sa voix. Le roman débute à J+26, soit 26 jours après le « tsunami » qui a ravagé la vie des parents d’Eugène, et s’achève à J+365. Face au drame, chacun réagit de manière différente. Parce qu’il n’y a plus rien à dire, la maman se terre dans un mutisme par l’intermédiaire duquel elle peut crier sa souffrance. « Depuis, c’est comme si elle avait laissé le son de sa voix dans le berceau du petit. » Elle passe ses journées à coudre des pantalons rouges censés être portés par Eugène à chaque âge de sa vie. Le papa, lui, voudrait parler d’Eugène. Mais à qui parler d’un petit être qui a à peine vécu, que personne n’a vu, n’a connu, pas même ses grands-parents ? Il faut pourtant. Parler ou écrire sur Eugène, c’est tout comme. « Si plus personne n’en parle, Eugène ne sera plus. Il faut que je le remplisse de mots […]. Si je le raconte, je (re)donnerai vie à mon fils, et parole à sa mère. » Dès lors, le papa d’Eugène, historien de formation, entreprend de raconter son fils. « L’histoire de notre fils.doc » commence par le récit de sa courte existence à l’hôpital de Montreuil et tient en 3527 caractères. « Ce n’est pas avec ça que je comblerai le vide. » Il faut donc aller plus loin, fouiller dans cette courte existence, rencontrer cette infirmière qui a connu Eugène, s’est occupée de lui, lui poser des questions, qu’elle dise qui était Eugène, ce qu’il aimait. Il faut parler de la vie qu’il aurait vécue et, à l’aide de statistiques, dresser un portrait du « petit français moyen » qu’il aurait pu être. Il faut enquêter, se rendre à la crèche pour connaître ses futures connaissances. Imaginer ses « vies extraordinaire ». Mais après, que restera-t-il ? « Qui, après ma disparition, poursuivra ce travail ? ».
J’ai beau chercher, je ne vois pas comment ce roman pourrait déplaire. Je vois encore moins comment il pourrait ne pas émouvoir. Le ton y est extrêmement juste, et même si l’histoire est dure, le narrateur fait parfois preuve d’humour dans sa manière de raconter son « entreprise », ce qui allège un peu l’ensemble. Tout y est beau, touchant, comme cette lettre écrite par la maman à son « petit éphémère » à la fin du récit.
Je m’arrête car je pourrais vous parler longtemps de ce roman et vous le citer à l’infini. Je vous laisse le plaisir de le découvrir, si le cœur vous en dit…
L’œuvre en quelques mots…
« Que sait-on de cette personne qu’il a été durant si peu de temps et pour si peu de gens ? Quelles traces de lui les archives de l’hôpital garderont-elles ? C’est horrible mais j’ai pensé cela quand nous avons quitté les lieux, le dernier jour de sa vie (ou le premier de sa mort, je ne sais comment dire). Une ligne dans un cahier ? Deux dates ? Un nom de maladie, une phrase d’explication ? Un rapport de l’équipe de nuit pour celle du jour ? Qui dans cinquante ans, saura que ce petit-là était le nôtre ? Qui, dans six mois, pensera encore à lui ? J’ai l’impression de revenir en arrière, quand, étudiant, je pratiquais à plein temps l’exercice-torture de la question sans réponse. La pseudo-philosophie : qu’est-on à l’échelle de l’histoire ? L’individu existe-t-il par lui-même ou par l’ensemble E qui le contient à un instant T ?
Eugène a-t-il existé même s’il n’a pas vécu ? »