Isabelle Cousteil, Quand les loups avaient des plumes
« Chère Grande Personne,
J’ai quatre ans et je pousse les portes du monde.
Je n’ai encore rien appris vraiment, mais j’en sais déjà beaucoup.
Quand je dis que je sais, je ne parle pas des déclinaisons latines ou du taux de la TVA sur les produits culturels.
Je sais, par toute la puissance de mon instinct, par toutes les ondes que font courir les émotions sur la peau, la mienne et celle des autres. Je crois de tout mon cœur au pouvoir absolu et divin de l’amour qu’on me porte. Mon instant présent est tout, délicieusement pur.
Mais je sais aussi que le compte à rebours a démarré. La touche « reset » de ma mémoire est enclenchée et mon petit doigt me dit que j’aurai bientôt oublié l’essentiel.
Ce matin, une plume d’ange est tombée en planant doucement sous mon nez. Je l’ai ramassée, je l’ai trempée dans la gouache pour te confier, à toi Adulte, les quelques miettes encore croustillantes de ma première mémoire avant qu’elle ne s’efface. »
Voici la raison pour laquelle j’aime tant les partenariats : sur la quantité astronomique de livres croisés en librairie, seule une poignée est susceptible d’attirer notre attention. Si j’avais croisé ce livre-ci, je ne pense pas que j’aurais poussé ma curiosité jusqu’à lire la quatrième de couverture. Je n’aurais vu que cette couverture vert fluo, peu attirante, et ce titre énigmatique. Mais voilà, lorsque Livraddict a proposé il y a quelques semaines ce roman d’Isabelle Cousteil en partenariat avec les éditions Triartis, je suis tombée sous le charme des mots présents sur la quatrième de couverture, directement extraits du début de l’œuvre. Le titre, Quand les loups avaient des plumes, et le sous-titre, « Mémoires en chrysalide », ont alors pris tout leur sens et, sans en être sûre, j’ai pensé que ce roman dont je n’avais jamais entendu parler pourrait me plaire.
Cette pensée s’est transformée en certitude lorsque j’ai ouvert pour la première fois le roman et que j’en ai parcouru les premières pages. L’épigraphe de Joseph Kessel, parfaitement en accord avec le thème du roman, nous montre qu’aussi grand que soit le pouvoir de la mémoire, on ne peut se rappeler de ce que l’on a vécu étant bébé. C’est le point de départ du récit d’Isabelle Cousteil : au fil des pages, elle imagine les pensées et les souvenirs d’un enfant âgé de 4 ans et des poussières qui décide, à l’an V, soit au 1501e jour de sa courte existence, de graver, à l’aide de sa « plume d’ange », les quelques événements de sa vie avant qu’ils ne se perdent dans l’oubli. Le petit bonhomme, affublé tout au long du roman de surnoms affectueux (Bibou, Boulou, Dilou…), tient à attirer l’attention du lecteur sur le pouvoir et la pureté infinie de l’enfance : « Je sais la joie quand éclot un tout petit mot de rien. Je sais le goût de toutes les choses, même de celles qui ne se mangent pas. Je sais le terrible désarroi de l’absence et l’unique réconfort de la présence. Je sais la peur de l’inconnu et la confiance aveugle. […] Peut-être apprendras-tu ainsi à lire à ton tour. Non dans un livre mais tout au fond du flou des yeux d’un très petit enfant. » (p.11-12)
Au moment où l’enfant, âgé de 1501 jours donc, réalise que le compte à rebours est lancé et qu’il va bientôt oublier ses premiers jours et premiers mois sur Terre, il entreprend de narrer ses souvenirs en repartant de zéro, ou plutôt du jour 1 de l’an I, c’est-à-dire de sa naissance. Nous voilà donc plongés dans les pensées d’un nourrisson. Le récit de la naissance est particulièrement savoureux. Bébé vit très mal ses premières minutes car il se croit très vite abandonné par ses parents, il s’aperçoit que les trois poils qu’il a sur le caillou sont roux, que sa mère est « bouffie comme une noyée » tandis que lui « ressemble à un bonsaï de citrouille ». Les premiers jours passés à l’hôpital sont très difficiles (nous sommes en 2003, c’est la canicule) et la sortie dans la vraie vie n'est pas moins angoissante. Sa mère lui commente tout : « Tu vois, on roule, c’est la rue ! Voici le bois, Boubou : ce sont des arbres ! » (p.32), et Bébé s’inquiète de cet incessant sous-titrage. Le lecteur a droit aux traditionnelles grimaces parentales par-dessus le berceau et aux incompréhensions parents-Bébé à qui on parle de Babel alors que lui ne connaît que Babybel. Vous constatez que, s’il y a beaucoup de tendresse dans ce récit, il y a également beaucoup d’humour. J’ai tout adoré dans ce roman : les réflexions du petit bout lorsque son père rentre à la maison après sept jours de voyage et qu’il lui faut digérer l’abandon paternel, le moment où il aperçoit ses parents s’embrasser, les premiers pas, la découverte des saveurs succédant à la découverte de la verticalité, sa fascination pour les « bébés géants » qui ne sont autres que des sumos… Je pourrais continuer longtemps comme ça mais je finirais par vous citer l’intégralité du roman…
J’allais oublier de vous parler de la dédicace d’Isabelle Cousteil, elle aussi pétrie de poésie et adressée, entre autres, à son « inespéré petit garçon ». On sent bien que l’auteure a mis dans ce roman tout l’amour qu’elle porte à son fils et, tout en s’inspirant de ce dernier dont elle espère qu’il lui pardonnera cette « usurpation d’identité », elle a parfaitement réussi à rendre cette courte histoire universelle.
C’est drôle, très drôle. C’est adorable, mignon, beau. Il y a une espèce de pureté qui se dégage de ce roman et qui fait du bien. Vraiment, merci Madame Cousteil pour ces mots si délicats qui m’ont véritablement transportée auprès de ce petit être à la mémoire éphémère, attachant et qui a tout compris.
Ce roman est une pépite !
L’œuvre en quelques mots…
« Je relève la tête et découvre médusé un monstre enchevêtré. Horreur, mes parents se sont emmêlés. Ils sont collés par la tête. Alors là je dis non. Il arrive, sans tambour, ni trompette, il m’accuse de faire la tronche et il me pique ma mère. L’homme est définitivement un sommet d’indélicatesse et de prétention. Je le jure sur la tête de ma Lapinette, je ne serai jamais comme ça. De quel droit il vient me piquer ma mère celui-là ? Je la lui garde au chaud pendant une semaine, je veille sur elle pour qu’elle ne s’en aille pas et voilà la récompense : il me la fauche et il la mange. » (p.44)