Philippe Claudel, Les âmes grises
Elle ressemblait ainsi à une très jeune princesse de conte, aux lèvres bleuies et aux paupières blanches. Ses cheveux se mêlaient aux herbes roussies par les matins de gel et ses petites mains s'étaient fermées sur du vide. Il faisait si froid ce jour-là que les moustaches de tous se couvraient de neige à mesure qu'ils soufflaient l'air comme des taureaux. On battait la semelle pour faire revenir le sang dans les pieds. Dans le ciel, des oies balourdes traçaient des cercles. Elles semblaient avoir perdu leur route. Le soleil se tassait dans son manteau de brouillard qui peinait à s'effilocher. On n'entendait rien. Même les canons semblaient avoir gelé.
« C'est peut-être enfin la paix... hasarda Grossies.
- La paix mon os ! » lui lança son collègue qui rabattit la laine trempée sur le corps de la fillette.
Je croyais, avant de lire ce roman de Philippe Claudel, que j’allais avoir affaire à un roman policier… La couverture m’avait menée sur cette piste : il y est en effet question du corps d’une fillette retrouvée morte dans les serres glacées d’un lac. Une sordide histoire de meurtre, en somme.
En réalité, ce sont deux histoires qui s’entremêlent. Les âmes grises, c’est tout d’abord l’histoire d’une enquête qui piétine et qui finira par être bâclée, sur fond de seconde guerre mondiale, dans un village du Nord de la France. La guerre, le cadre hivernal, le caractère insaisissable des personnages sont autant d’éléments qui participent à la création d’une atmosphère qui oppresse le lecteur et le retient, le mettant face à la noirceur de l’âme humaine. Mais ce roman est aussi (et surtout ?) l’histoire d’une vie, l’histoire d’un homme, celle du narrateur, dont l’identité ne nous est révélée que tardivement. Autour de lui gravite un flot d’âmes humaines : Destinat, Mierck, Lysia Verhareine, Clémence, Belle de jour... Entre eux, des liens, que nous essayons petit à petit de reconstituer. Après des années de souffrance et après avoir vécu comme un fantôme, le narrateur prend la plume pour nous raconter son histoire, mais aussi leur histoire, celle de ces âmes grises qui ne sont ni tout à fait blanches, ni tout à fait noires…
Un très beau roman que j’ai eu bien du mal à lâcher.
L’œuvre en quelques mots…
« Je ne sais pas trop par où commencer. C’est bien difficile. Il y a tout ce temps parti, que les mots ne reprendront jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de même que j’essaie de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le cœur.. Les remords et les grandes questions. Il faut que j’ouvre au couteau le mystère comme un ventre, et que j’y plonge à pleines mains, même si rien ne changera rien à rien. »
« C’est curieux, la vie. Ça ne prévient pas. Tout s’y mélange sans qu’on puisse y faire le tri et les moments de sang succèdent aux moments de grâce, comme ça. On dirait que l’homme est un de ces petits cailloux posés sur les routes, qui reste des jours entiers à la même place, et que le coup de pied d’un trimardeur parfois bouscule et lance dans les airs, sans raison. Et qu’est-ce que peut un caillou ? »